L’euro, une monnaie pour le monde ?
L’euro, monnaie unique européenne, fête son vingt-cinquième anniversaire cette année (1) . Maintenant largement accepté par nos concitoyens comme par les marchés, après la crise des années 2010-2012 (2) , il est aussi présent dans le monde entier et fait figure de concurrent du dollar américain. Pourrait-il un jour lui ravir la première place ?
Les faits d’abord : sa part dans les réserves de change mondiales est de vingt pour cent, - chiffre remarquablement stable depuis vingt ans, malgré les aléas de la conjoncture, ce qui le situe au deuxième rang mondial, mais loin derrière le dollar, qui en représente encore près de 60 % (3) , même si ce chiffre a tendu à diminuer légèrement depuis quelques années. Bien des éléments contribuent à cette prééminence durable de la devise américaine : un accès facile partout, une disponibilité abondante du fait des déficits extérieurs américains, des marchés vastes et liquides et… la force de l’habitude. Cependant, la monnaie européenne est elle aussi largement détenue à l’extérieur – notamment dans les pays de l’Est européen, en Afrique et même en Russie ; on estime que plus de 20 % des billets émis en euros sont détenus hors de la zone. Chacun peut d’ailleurs constater que l’euro est une monnaie reconnue dans le monde entier : nos touristes comme nos entreprises peuvent sans difficulté l’échanger un peu partout contre d’autres devises.
Si l’on considère les émissions obligataires internationales ou la dette « souveraine » (celle des pays), on retrouve un chiffre proche de 20 %. Dans les transactions quotidiennes sur les marchés des changes, la part de l’euro est plus proche de 15 %. En revanche, si l’on considère les échanges commerciaux dans le monde, on constate que l’euro est présent dans environ 40 % des transactions ; cette présence plus forte est évidemment liée à la grande ouverture sur l’extérieur des économies européennes, qui font de l’Union européenne (UE) la première puissance commerciale mondiale.
Faut-il souhaiter un rôle mondial plus important pour notre monnaie ? Beaucoup le pensent, considérant que l’hégémonie du dollar n’est plus de saison et que l’euro, monnaie multilatérale par construction, serait une référence plus neutre. D’autres le contestent cependant, rappelant le fameux dilemme de Triffin (4) : une monnaie ne peut à la fois être la référence mondiale et conserver une politique monétaire indépendante ; et il est vrai que l’expérience de la Grande-Bretagne, qui a eu le plus grand mal à se débarrasser du problème des « balances sterling » après la première guerre mondiale (5) , incite à la prudence.
Néanmoins, la plupart des experts (par exemple ceux qui ont participé au colloque sur le rôle international de l’euro organisé conjointement par la Fondation Triffin et la Ligue européenne de Coopération économique (LECE) le 16 juin dernier à Paris (6) ) considèrent que les avantages l’emportent sur les inconvénients : en effet, la monnaie de référence mondiale bénéficie de ce qu’on appelle le « seigneuriage monétaire » - c’est-à-dire voir sa dette acceptée partout dans le monde sans que l’on se pose la question de son remboursement. Cet avantage, que Paul Volcker (7) lui-même a appelé plus familièrement le « privilège exorbitant du dollar », est important tant en termes géostratégiques qu’en termes économiques, car il permet une croissance plus forte et plus sûre et un large développement des marchés boursiers et financiers.
Pour progresser dans la voie d’un usage international plus large de l’euro, un des éléments importants serait de disposer d’un « actif financier sûr européen ». En effet, actuellement, les émissions en euros sont principalement le fait des États-membres de l’UE, qui émet peu sous son nom propre. Cette situation est en train de changer avec le programme « Next Generation EU », qui consacrera 750 milliards d’euros (8) au financement des priorités d’investissement de l’UE, notamment à son « Plan vert » et aux innovations technologiques. En effet, ces sommes seront financées en totalité par des emprunts communautaires, c’est-à-dire émis directement par l’Union européenne, qui couvrira leur remboursement entièrement sur ses ressources propres, actuelles et à venir (9) ; au total, l’encours des emprunts communautaires atteint 1 150 milliards d’euros mi-2023 (10) . Ce montant, certes non négligeable, est cependant loin d’être à la dimension des dettes souveraines de l’ensemble du monde libellées en dollars, dont le montant total approche 30 milliers de milliards de dollars. En outre, les décisions permettant de réitérer l’opération et de pérenniser un système d’emprunts communautaires, géré par l’équivalent d’un « Trésor européen », sont encore loin d’être prises ; cela prive l’euro de l’actif de marché stable, liquide et abondant que nécessiterait l’extension de son usage international.
Si l’euro n’est (pas encore ?) en mesure de remplacer le dollar comme référence du système monétaire international, ce rôle peut-il être assuré par d’autres devises ? Peut-être la monnaie chinoise, mais dans un monde encore lointain et bien différent du nôtre ; pour le moment, nous avons vu (cf. note 3 page 1) que la part du yuan dans les réserves mondiales ne dépasse pas 3 %, et son développement est encore entravé par l’absence d’un véritable État de droit et par les restes d’un contrôle des changes tatillon. Peut-être une des nombreuses monnaies électroniques privées, comme le bitcoin ? Mais elles sont trop volatiles dans leurs cours, trop coûteuses à « miner » (émettre), servant souvent de base ou de refuge à des trafics, honnies par les institutions officielles (11) ; elles ne pourront donc guère jouer ce rôle.
Le véritable concurrent pourrait être une monnaie internationale neutre, émise d’un commun accord et largement distribuée. Keynes, déjà, voulait lancer une telle devise mondiale, « le bancor ». Pure utopie ? En fait, cette devise de référence mondiale existe déjà : il s’agit du DTS (« droit de tirage spécial »), émis par le Fonds monétaire international (FMI) depuis 1970 pour compte commun de ses actionnaires (tous les pays du monde (12) ) et représentatif d’un « panier » des cinq plus grandes devises mondiales. Officiellement, le DTS est la référence des opérations du FMI et d’autres grandes institutions multilatérales ; mais la quantité émise lors d’opérations successives est bien trop limitée, - 665 milliards de DTS -, soit un peu moins de mille milliards de dollars (13) - pour que le DTS soit largement utilisé sur les marchés et puisse devenir l’ancre du système monétaire international. On peut le regretter.
En attendant, le dollar continue à régner, même si sa domination s’effrite peu à peu, et les « continents monétaires » (le bloc dollar, la zone euro, les restes de la zone sterling, le bloc yuan…) continueront à dériver entre eux de façon aussi imprévisible que peu rassurante.
Philippe Jurgensen, vice-président d’ARRI, président d’honneur de la LECE
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(1) L’euro a été lancé sous sa forme « fiduciaire » (pour les comptes des États et les transactions entre banques) en 1998. Les espèces en euros (billets et pièces pour les particuliers) n’ont été introduites qu’en 2001. Les vingt-sept membres de l’Union européenne sont tous – sauf le Danemark - engagés à remplacer leur monnaie nationale par la monnaie unique européenne ; c’est chose faite pour vingt d’entre eux ; le gouvernement bulgare, dont la monnaie, le lev, est déjà rattachée à cours fixe à l’euro depuis longtemps, a annoncé son souhait de rejoindre la zone euro début 2025.
( 2) On se souvient que la crise due au surendettement de la Grèce, membre de la zone euro, puis de l’Italie, du Portugal, etc. a fait douter de la survie de la monnaie unique européenne et déclenché une forte hausse des taux et des attaques spéculatives sur les marchés jusqu’à ce que le président de la Banque centrale européenne (BCE), Mario Draghi, annonce un soutien illimité (« whatever it takes ») de la BCE.
( 3) Ceci reste vrai malgré les efforts de pays hostiles comme la Russie ou rivaux comme la Chine pour diminuer la part de la monnaie américaine dans leurs réserves. Par exemple, malgré les efforts de la Chine pour conclure des contrats en renminbi (yuans) et introduire sa monnaie dans les réserves de change publiques, sa part n’y dépasse pas environ 3 % actuellement.
( 4) Economiste belgo-américain, qui a consacré des travaux faisant référence au problème du « seigneuriage » monétaire et préconisait une monnaie mondiale neutre.
( 5)La Grande- Bretagne était la première économie mondiale pendant la plus grande partie du dix-neuvième siècle, et la livre sterling, largement diffusée de ce fait, avait acquis le rôle d’« ancre » du système. Très endetté après la première guerre mondiale, le pays a dû faire difficilement face au problème du remboursement des nombreuses créances – les « balances sterling » - détenues par d’autres pays qui souhaitent désormais s’ancrer sur le dollar et non plus sur la livre sterling.
(6) La LECE, Ligue européenne de Coopération économique, est comme on sait une association proche de la nôtre. Les membres d’ARRI étaient d’ailleurs invités à ce colloque et plusieurs d’entre eux y ont participé.
(7) Longtemps président respecté de la Banque centrale américaine (le Federal Reserve System), Paul Volcker est célèbre pour avoir brisé l’inflation aux Etats-Unis en portant les taux d’intérêt à des niveaux record, à la fin des années 1970.
(8) Il s’agit d’euros constants de 2018. En euros courants, le financement, étalé sur les années 2021-2024, dépassera 800 milliards. Un peu plus de la moitié de la somme (360 Mds d’euros de 2018) sera versée en subventions, le reste en prêts de longue durée, allant en priorité aux pays les plus touchés par la crise – l’Italie à elle seule recevra près de 200 Mds d’euros.
(9) Parmi les nouvelles ressources propres annoncées (cf. le vote du Parlement européen en avril 2023) figurent une part des recettes du marché d’échange des quotas carbone (ETS) et du produit du « mécanisme d’ajustement aux frontières (taxe visant à égaliser la concurrence et frappant certains produits issus d’économies non-décarbonées). Elles auront le temps d’être mises en place, car le remboursement de l’emprunt communautaire s’étalera sur trente ans (2028-2058)
(10) Cet encours comprend, en juin 2023, 422 Mds d’euros émis au titre du programme « Next generation EU » (presque la moitié de ce programme reste donc encore à couvrir), 430 Mds d’euros d’emprunts de la BEI, la banque d’investissement fédérale de l’U.E., et 300 Mds d’euros d’emprunts communautaires émis précédemment au titre d’autres politiques communes comme le programme « Sure » de lutte contre le chômage.
(11) Les banques centrales développent d’ailleurs un peu partout (États-Unis, UE, Chine, Royaume-Uni) des projets de devise officielle numérique pour remplacer le bitcoin et ses émules.
(12) A la différence de l’ONU, où chaque pays a la même voix en Assemblé générale, qu’il s’agisse des États-Unis ou de Kiribati, les décisions sont prises au FMI selon un système de quotas pondéré par le poids économique et monétaire de chaque pays. Le quota des États-Unis est de 16,5 %, ce qui leur donne un droit de veto de facto ; les pays européens sont bien représentés (le quota français est de 4 %), les pays en développement beaucoup moins, malgré des révisions successives ; par exemple, le quota chinois n’est encore que de 6,1 %, situation contestable et bien sûr vivement contestée par la Chine.
(13) La valeur du DTS reflète l’évolution des cinq devises qui le composent : environ 40 % de dollar, 30 % d’euro, 11 % de renminbi (yuan chinois), 9 % de livre sterling et autant de yen japonais ; elle varie donc quotidiennement par rapport au dollar ; après un plus haut de 1,6 dollar et un plus bas de 0,9 dollar son cours actuel est voisin de 1,33 dollar.
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