La Chine, nouvelle puissance technologique :
Comment transformer une menace en opportunité ?
Par Dominique Jolly.
Conférence mardi 6 février 2024
... Dominique Jolly travaille et conseille plusieurs grandes entreprises et plusieurs organisations internationales et gouvernements étrangers dans les domaines de l’innovation et de la technologie. Ancien doyen et doyen associé à l’université Webster de Genève (Suisse), professeur à la SKEMA Business School de Sophia-Antipolis et à l’École de Management de Grenoble, il a été aussi professeur invité au Center on China Innovation de la China Europe International Business School (CEIBS) à Shanghai et à HEC Montréal.
« Les Chinois ne savent pas innover ; ils ne savent que copier. Les Chinois ne font que du développement, pas de recherche. Je n’achèterai pas de voiture chinoise ». Évacuons d’emblée ces trois stéréotypes qui n’ont plus aucune légitimité aujourd’hui.
Il y a seulement vingt ans, la Chine ne figurait certes pas sur la carte de la recherche et du développement (R&D) mondiale. Mais avec le temps et sous l’impulsion du pouvoir politique chinois déterminé, - et où les ingénieurs sont largement représentés -, tous les ingrédients qui font un authentique système national d’innovation ont été rassemblés. Ce sont d’abord les universités et instituts de recherche publics (Tsinghua et Beida à Pékin, Fudan et Jiaotong à Shanghai, etc.). Ceux-ci produisent maintenant plus de publications scientifiques que les Américains mais moins que les Européens. Ce sont aussi les infrastructures requises pour que la création technologique puisse prendre corps : les parcs scientifiques et technologiques (Zhongguancun à Pékin, Zhanjiang à Shanghai, SIP à Suzhou, etc.), les incubateurs et les clusters. Ce sont les essaimages de l’université : les jeunes pousses qui deviendront peut-être un jour des licornes. Ce sont des sources de financement de l’innovation – et notamment les compartiments dédiés des trois bourses continentales (Shanghai, Shenzhen et Pékin). Ce sont les entreprises publiques, privées et étrangères qui dépensent en R&D : la Chine consacre maintenant 2,4 % de son PIB à la R&D – lequel PIB est le second sur la planète. Et c’est finalement un cadre réglementaire qui protège les innovateurs largement inspirés par les pratiques des pays les plus avancés au monde.
Tous les secteurs ne sont pas sur la même trajectoire. Le spatial est un peu à part, les Chinois ayant démarré leur programme dès 1956 en association avec les Soviétiques, dont ils se sont ensuite émancipés. C’est ainsi que les Chinois sont parvenus à envoyer des hommes dans l’espace (et à les faire revenir sains et saufs) et qu’ils ont maintenant, avec Tiangong, leur propre station spatiale. L’activité évolue essentiellement dans la sphère publique.
Dans les autres domaines, pour l’instant, il s’agit essentiellement d’un rattrapage. Le schéma de développement dans l’aéronautique et le nucléaire civil a été le même avec, en tout premier, l’importation de connaissances via des filiales communes avec des compagnies étrangères, suivie dans un second temps d’une absorption de ces connaissances par les ingénieurs chinois, puis d’une reproduction dans des structures à 100 % chinoises. Le quatrième stade, c’est-à-dire l’innovation indigène vient juste de démarrer. Ce stade est parfois très dépendant de fournisseurs étrangers pour des composants sur lesquels les Chinois ne sont pas encore à l’aise. Le C919 de Comac, récemment certifié par les autorités chinoises, fait ainsi le bonheur de Honeywell, Rockwell, ou encore de CFM International, le fournisseur des moteurs. Il faudra tout de même que cet avion soit certifié par les Américains et les Européens pour parler de succès.
En revanche, dans l’Internet, c’est en barrant la porte aux étrangers que des champions nationaux ont pu émerger, lesquels étaient de toute façon en bien meilleure position que des acteurs américains pour répondre aux attentes des consommateurs chinois. On a ainsi vu l’émergence d’Alibaba, Tencent, Baidu, Meituan, Jingdong et Pinduoduo. À l’exception de Didi et de Bytdance avec TikTok, toutes ces entreprises ont construit leur développement en Chine – et finalement assez peu en dehors de Chine.
La Chine a toutes ses chances dans les secteurs d’activité émergents. Elle n’a, en revanche, que peu de chances dans des secteurs d’activité établis. C’est ainsi qu’elle n’aura jamais concurrencé sérieusement l’automobile européenne (tous les Chinois ont rêvé de rouler en Mercedes, en BMW ou en Audi). Cependant, avec l’émergence de la voiture électrique (et aussi de la voiture autonome), la Chine se retrouve sur un pied d’égalité avec les autres constructeurs mondiaux et a donc toutes ses chances de faire un coup. Ce sera sans doute plus dur pour elle dans le secteur des semi-conducteurs, un secteur ayant émergé dans les années soixante aux États-Unis et dont les puissants écosystèmes en place vont être revitalisés par la volonté du pouvoir politique démocrate en place. L’innovation chinoise s’est inscrite presque exclusivement dans des évolutions technologiques incrémentales. Il n’y a pas eu encore de véritable innovation de rupture chinoise. Mais, il n’y a pas de raison que celle-ci ne se produise pas un jour.
Sur le plan technologique, la Chine a réussi à se hisser bien plus haut que les Russes alors même que la Russie a su dans le passé être un haut lieu de la science et de l’innovation technologique. Celui que les Russes qualifiaient dans les années soixante de « petit frère chinois » a grandi. Alors que le budget annuel R&D chinois dépasse les 500 milliards d’euros, il est dix fois moindre en Russie. Les Chinois déposent quarante fois plus de brevets que les Russes. L’écart est aussi marqué avec l’Inde.
Ce changement présente deux menaces pour nous. La première menace est d’abord de nature concurrentielle. Par exemple, dans les avions moyen-courrier, l’irruption évoquée plus haut d’un nouveau concurrent chinois dans un duopole établi entre Airbus et Boeing va considérablement changer cette industrie. La seconde menace, de nature socio-politique, est plus subtile. Elle tient dans le fait qu’une technologie n’est que rarement neutre et qu’elle incorpore quasi toujours des valeurs spécifiques – pensez, par exemple, à la pilule abortive. Dans le cas précis de la Chine, des technologies comme le crédit social portent en elles un effritement des libertés. Si les Chinois trouvent cela très bien, je doute que ce modèle suscite le même enthousiasme chez nous. Les drones de DJI ou les vidéos de TikTok peuvent très bien être des outils de collecte de données de masse sur les comportements des utilisateurs. Il faut donc être vigilant et peut-être même parfois, comme l‘ont fait les Américains avec la 5G de Huawei, refuser l’entrée au fournisseur.
Sur le plan européen, la stratégie à développer comporte, à mon sens, trois volets. Le premier volet est le réarmement technologique. Nous ne dépensons pas assez en R&D. Il faudrait passer de 2,2 % du PIB à 3 % (dans le passé, l’idée avait déjà été portée par la stratégie de Lisbonne). Le second volet est le renforcement de la coopération européenne. Nous avons de très beaux écosystèmes technologiques. Mais c’est un peu du chacun pour soi. Airbus a démontré que l’on peut collectivement faire de grandes choses. De mon point de vue, il n’y pas d’autre option que de renforcer l’union pour améliorer la coordination au sein de l’Europe de nos efforts respectifs de recherche et de développement dans les champs clés comme l’intelligence artificielle, la voiture électrique, la FinTech, la blockchain ou encore les nanotechnologies. Le problème, ce ne sont pas les entreprises, mais les politiques. Si chacun va seul contre les Chinois, il va perdre. Je pousserais le bouchon jusqu’à proposer un vrai ministère de la technologie et de l’innovation européen. Le troisième volet est de retourner la proposition de base qui a régi les rapports entre la Chine et les pays développés. Alors que la Chine n’a eu de cesse de venir s’approvisionner en technologies chez nous, c’est à nous maintenant de partir faire notre marché en Chine.
Il ne faut surtout pas que nous nous retrouvions pris en tenaille, à devoir choisir entre les Américains et les Chinois. Nous avons tout à fait les moyens pour consolider un troisième pôle qui existe déjà. Collectivement, nous dépensons 400 milliards d’euros en R&D et nous ne sommes pas ridicules en matière de dépôts de brevets. Il faut donc trouver un équilibre subtil entre une concurrence et une coopération intra-européenne – ce que certains ont appelé la coopétition.
Dominique Jolly, consultant international en stratégie d'entreprise
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