l'Ukraine : de l'indépendance à la guerre...
par Alexandra Goujon.
Conférence mercredi 8 juin 2023.
... Politologue, spécialiste de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie, Alexandra Goujon est maître de conférences à l’Université de Bourgogne et enseignante à Sciences Po Paris. Elle est membre du Centre de recherche et d’étude en droit et en sciences politiques (Credespo) et a publié : L’Ukraine. De l’indépendance à la guerre (Le Cavalier bleu, 2021).
Aux origines d’un État
Pour tenter de comprendre les origines de l’Ukraine, il faut remonter au IXème siècle. Des guerriers marchands originaires de Scandinavie, les Varègues, cherchent une route vers Byzance. Ils s’installent à Novgorod et font payer tribut aux populations slaves. Leur prince fonde le premier État auquel il lègue le nom de son peuple : Rous. Cependant, la Rous de Kiev ne peut être assimilée à un État national compte tenu de sa composition multiethnique incluant plusieurs peuples slaves orientaux et de son fonctionnement politique.
Se déployant de la mer Noire à la mer Baltique, la Rous kiévienne pourrait être considérée comme un empire. L’historiographie de l’Empire russe s’est d’ailleurs appropriée Kiev pour en faire le berceau de la Russie, mais rien ne permet de justifier que ce territoire appartient à la Russie, et que la Russie puisse prétendre, aujourd’hui, avoir des droits sur ce territoire.
Kiev est devenue la capitale d’une nation ukrainienne qui s’est construite, y compris sous l’Empire russe puis sous l’URSS, avant de devenir indépendante en 1991. Le nationalisme ukrainien se développe au XIXème siècle et se concrétise dans une forme étatique à la fin du XXème siècle.
Le territoire de l’Ukraine au moment de l’indépendance en 1991
Avant 1991, pendant la période soviétique, l’Ukraine n’est pas un État indépendant, c’est une république socialiste, un État fédéré de l’URSS avec une élite politique communiste, une élite intellectuelle plus ou moins communiste parfois dissidente, et des institutions politiques et intellectuelles. Si le pouvoir russe laisse des marges de manœuvre aux élites locales, il peut aussi les réprimer sous prétexte d’un nationalisme dangereux.
Sous couvert d’amitié entre les peuples et d’internationalisme au sein de l’Union soviétique, un processus de russification s’enclenche dès les années 1930 et fera réagir des intellectuels dans les années 1960 (cf. l’ouvrage Internationalisme ou russification ? de l’écrivain Ivan Dziouba, président de l’Union des écrivains communistes).
Après l’indépendance de l’Ukraine, des élites politiques en Crimée envisagent une possible sécession et un rattachement à la Russie. Dans la nouvelle Constitution de 1996, les Ukrainiens ont accordé à la Crimée le statut de république autonome disposant d’un parlement, d’un Conseil des ministres et de compétences propres. L’octroi de ce statut a rassuré les autorités politiques et dissipé le sécessionnisme très prégnant dans les années 90. Reste néanmoins la question de la flotte de la mer Noire basée à Sébastopol qui sera réglée en 1997 par un traité de partage sur le statut et les conditions de celle-ci : la Russie récupère 83 % de la flotte, l’Ukraine 17 %. Un autre accord précisera les conditions de présence de la flotte russe sur le territoire Ukrainien. La Russie utilisera le port de Sébastopol jusqu’en 2017 moyennant une rente. Élu président en 2010, Viktor Ianoukovitch renégocie l’accord avec la Russie et signe les fameux accords de Kharkiv qui prolongent le bail de la flotte russe de la mer Noire jusqu’en 2042.
Les prétentions territoriales de Vladimir Poutine
Dans les années 90, le pouvoir russe n’a aucune prétention territoriale. Par le mémorandum de Budapest signé avec les États-Unis et le Royaume-Uni en 1994, la Russie s’engage même à respecter l’indépendance, l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine dans ses frontières, en échange du retrait du territoire ukrainien de l’arme nucléaire. Mais l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine va tout changer. Son objectif est de restaurer l’État russe en interne et de faire de la Russie un acteur majeur et incontournable dans les relations internationales. La Russie doit être plus qu’une puissance régionale. En effet, Poutine ambitionne de créer une union, laquelle agglomèrerait le plus grand nombre d’anciennes républiques de l’ex-URSS dont deux peuples slaves : la Biélorussie et l’Ukraine. La Biélorussie s’y trouve déjà. Les Russes voudrait que l’Ukraine y soit, et Vladimir Poutine espère pouvoir compter sur les forces politiques prorusses ukrainiennes pour mettre sur la table l’adhésion à l’Union économique eurasiatique. Mais ces forces politiques sont divisées sur le sujet et n’ont pas le pouvoir de l’imposer au niveau national.
Deux révolutions victorieuses, la révolution orange et la révolution de la dignité
La révolution orange à l’hiver 2004 est un mouvement contestataire populaire dénonçant une fraude électorale et refusant la victoire au second tour de l’élection présidentielle de Viktor Ianoukovitch. Après un mois de mobilisation et un autre tour de scrutin, Viktor Iouchtchenko est porté à la présidence de l’Ukraine. Ancien premier ministre, ancien gouverneur de la Banque centrale, adversaire de Viktor Ianoukovitch, il bénéficie d’une réelle popularité. Pro-européen, il envisage la candidature de l’Ukraine à l’Union européenne (UE). La volonté de rapprochement avec l’UE n’est pas nouvelle. En effet, un accord de coopération a été signé entre l’UE et le président ukrainien Leonid Kravtchouk en 1994.
En 2004, l’UE opte pour un grand élargissement, mais sa capacité d’absorption a des limites. Elle imagine alors la politique européenne de voisinage avec les pays du pourtour méditerranéen dans le cadre du voisinage sud, et ceux situés à l’est dans le cadre du partenariat oriental. Les pays du partenariat oriental sont européens et peuvent poser leur candidature d’adhésion à l’UE. Mais aucune perspective ne leur est donnée. Et pour les Ukrainiens, s’il n’y a pas de perspective d’adhésion, les incitations en interne ne sont pas suffisantes pour procéder à des réformes. Un accord d’association avec une coopération dans tous les domaines est alors négocié entre l’Ukraine et l’Union européenne, accord qui évidemment déplait à la Russie car il va à l’encontre de son projet d’intégration économique eurasiatique. La signature de cet accord est prévue lors du sommet européen de Vilnius en novembre 2013. Sous la pression de Moscou, Viktor Ianoukovitch change d’avis, et l’accord n’est pas signé. Pour les Ukrainiens, cet accord aurait dû être une garantie que l’État ne basculerait pas dans l’autoritarisme. Le refus de Viktor Ianoukovitch déclenche une vague de protestations qui gagne en intensité et en diversité, la révolution de Maidan ou révolution de la dignité. Viktor Ianoukovitch va durement la réprimer. Entre le 18 et le 21 février 2014, la répression fera une centaine de morts. Ianoukovitch fuit le pays. Les Russes dénoncent un coup d’État fasciste. Pour les Russes, la révolution correspondrait à l’arrivée au pouvoir des nationalistes de l’extrême droite, pourtant minoritaires dans le nouveau gouvernement, et ils vont utiliser la peur collective selon laquelle les nationalistes vont exterminer les Russophones pour justifier l’annexion de la Crimée en 2014.
L’annexion de la Crimée en 2014
La Crimée est séparée de la Russie par le détroit de Kertch et reliée à l’Ukraine par une bande de terre, l’isthme de Perekop. En 1954, par décret, Nikita Khrouchtchev donne la Crimée à l’Ukraine. Le rattachement de la péninsule à l’Ukraine, pourvoyeuse d’eau et d’électricité, doit contribuer à son développement économique en y favorisant, notamment, le tourisme de masse. Néanmoins, les autorités russes ont toujours considéré la Crimée comme une terre russe…
Dans la foulée de la destitution de Viktor Ianoukovitch en 2014, les Russes engagent une opération militaire en Crimée. Les « petits hommes verts », des hommes armés sans insignes et reconnus comme Russes, font leur apparition dans les institutions et les aéroports. Le parlement de Crimée élit Sergueï Axionov, leader du parti très minoritaire « Unité russe » (3 députés sur 100), premier ministre. Il l’est encore aujourd’hui. Après une déclaration d’indépendance et un référendum non transparent dont plus de 96 % des votes sont en faveur du rattachement à la Russie, le Parlement russe acte de facto l’incorporation de la Crimée à la Fédération de Russie, récupérant au passage la ville de Sébastopol. L’annexion de la Crimée permet à la Russie une présence militaire pérenne en mer Noire.
Depuis son annexion, la Crimée connait une pénurie d’eau, l’Ukraine ayant fermé le principal canal d’approvisionnement de la péninsule. D’ailleurs, dès le début de la guerre en 2022, la ville de Nova Kakhovka, dans la région de Kherson, est une cible stratégique pour les Russes qui la bombardent et reprennent le contrôle d’un barrage permettant l’alimentation en eau de la Crimée.
Depuis 2014 : une mobilisation militaire permanente
En 2014, après le changement de pouvoir à Kiev, des manifestations ont lieu dans le Donbass, bassin industriel russophone situé à l’est de l’Ukraine regroupant les régions administratives de Donetsk et de Louhansk. Dans plusieurs villes et avec le soutien des forces de sécurité russes, les bâtiments publics sont pris d’assaut. Les autorités de Kiev ne parviennent pas à contenir les insurgés qualifiés de terroristes et à récupérer les localités capturées. A la suite d’un référendum en mai 2014, les républiques populaires de Donetsk (DNR) et de Louhansk (LNR) autoproclament leur indépendance. Kiev ne la reconnait pas et parvient à reprendre militairement une partie des territoires au début de l’été 2014. L’indépendance des deux républiques ne sera reconnue par la Russie que le 21 février 2022, quelques jours avant l’invasion de l’Ukraine. Avant cette date, la Russie joue sur son rôle d’intermédiaire. Rappelons, par ailleurs, que les accords de Minsk prévoyaient le retour à l’Ukraine avec une autonomie spéciale.
Une ligne de démarcation ou de contact d’une longueur de plus de 450 kilomètres sépare le Donbass en deux zones : une zone sous administration ukrainienne et une autre sous contrôle séparatiste (DNR-LNR). Entre 2014 et 2015, la ligne de contact fluctue avec les combats. Les villes de Sloviansk et de Kramatorsk ont été pendant quelques semaines sous contrôle séparatiste jusqu’à ce que l’armée ukrainienne reprenne du terrain. La ligne de contact se stabilise au moment des accords de Minsk (2015), accords qui ne seront d’ailleurs pas respectés par les parties qui cherchent à étendre leur territoire. Avant l’agression de l’Ukraine par la Russie le 24 février, 68 000 soldats ukrainiens étaient stationnés sur la ligne de contact.
Le conflit dans le Donbass connaît deux phases : une phase de haute intensité de 2014 à 2015 puis une phase de basse intensité de 2015 à 2022. Avant le 24 février 2022, le conflit a fait 14 000 morts, plus de 30 000 blessés et plus de 2,5 millions de réfugiés.
Depuis que les villes de Louhansk et de Donetsk sont sous occupation séparatiste. Kramatorsk est la capitale temporaire de la région de Donetsk, Sievierodonetzk celle de la région de Louhansk. La gare de Kramatorsk est frappée par des missiles le 8 avril 2022. La ville de Sievierodonetzk est tombée aux mains des forces russes et prorusses le 25 juin 2022.
Située sur la mer d’Azov à une quinzaine de kilomètres de la ligne de contact et deuxième ville importante de la région de Donetsk, Marioupol est aux mains de l’armée russe depuis la reddition des combattants ukrainiens retranchés dans l’usine métallurgique d’Azovstal, le 21 mai 2022.
Pourquoi une invasion le 24 février ?
Élu président de l’Ukraine en 2019, Volodymyr Zelensky est originaire d’une ville industrielle russophone de l’est, Kryvyï Rih, située dans l’oblast de Zaporijjia. Sa langue maternelle est le russe ; il apprend l’ukrainien au moment de la campagne électorale. Humoriste, acteur, Volodymyr Zelensky est un outsider de la vie politique. Vladimir Poutine imagine-t-il qu’il pourrait être plus malléable que son prédécesseur Petro Porochenko ?
Au début de sa présidence, Volodymyr Zelensky veut établir un dialogue avec Vladimir Poutine. Les Ukrainiens sont méfiants à l’égard de leur président. En effet, certains le considèrent comme prorusse et s’inquiètent des éventuelles concessions qu’il pourrait faire à la Russie. Mais, Volodymyr Zelensky se rend très vite compte qu’il n’obtiendra de Vladimir Poutine pas d’autres concessions que les échanges de prisonniers déjà obtenus, et il va faire de la souveraineté et de la défense de l’intégrité du territoire ukrainien sa priorité. Lors du 30ème anniversaire de l’indépendance de l’Ukraine (24 août 2021), Volodymyr Zelensky lance la Plateforme Crimée, premier sommet international lié à la question de l’annexion de la Crimée. Des chefs d’États d’une quarantaine de pays et des personnalités politiques se retrouvent le 23 août 2021 à Kiev et se mettent d’accord sur une déclaration conjointe visant à la désoccupation de la Crimée. Le Kremlin dénonce l’initiative qu’il juge hostile. Vladimir Poutine constate qu’il ne parviendra pas, politiquement, à stabiliser l’Ukraine et décide d’intervenir militairement pour la briser définitivement.
Dès l’automne 2021, les services de renseignements américains alertent les services occidentaux sur une possible intervention russe en Ukraine. Les services de renseignements britanniques évoquent un potentiel coup d’État. Cependant, quelle force politique, même parmi les prorusses très minoritaires, pourrait prendre le parti de Moscou ? La meilleure preuve en est que les maires de Marioupol et d’Odessa, issues de ces forces dites prorusses, ont fustigé Moscou et adopté une position pro-ukrainienne.
Vladimir Poutine espérait sans doute que Kiev tomberait dès le début de l’offensive, mais c’était sans compter sur la résistance et le patriotisme ukrainiens. Les Russes ont tenté de conduire plusieurs opérations de déstabilisation. Des commandos proches de l’administration présidentielle prêts à assassiner le président Zelensky ont été neutralisés. Viktor Medvedtchouk aurait-il pu remplacer le président Zelensky si ce dernier avait fui Kiev ? Considéré comme le bras droit de Poutine en Ukraine, Viktor Medvedtchouk est un oligarque ukrainien propriétaire de plusieurs chaînes de télévision. Vues comme des vecteurs de la propagande russe, celles-ci ont été interdites pour des raisons de « sécurité nationale » dès 2021. En outre, au moment de l’invasion de l’Ukraine, Viktor Medvedtchouk est assigné à résidence après une inculpation pour haute trahison…
La Russie n’a pas toujours eu une attitude belligérante envers l’Ukraine. C’est en 2014, avec l’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass, que le ton change. L’Ukraine devient alors un terrain d’affrontements dont le point d’orgue est la nuit du 24 février 2022 au cours de laquelle la Russie envahit l’Ukraine. Les États-Unis, l’UE et d’autres pays l’accusent de violer le droit international et l’intégrité territoriale de l’Ukraine et adoptent des sanctions à son encontre dont une partie était déjà en place depuis 2014. La guerre ne s’arrête pas pour autant. Les combats se poursuivent et s’intensifient dans la région du Donbass où les Russes progressent alors qu’une grande partie du Sud est occupée. Le bilan humain ne cesse de s’alourdir... Jusqu’où cette guerre ira-t-elle ? Pour Calderon, « Le pire n’est pas toujours certain ». Espérons-le !
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