Les enjeux stratégiques maritimes
par l'amiral Bernard Rogel.
Déjeuner débat du jeudi 14 mars 2024.
Le président David Capitant, a présenté l'amiral Bernard Rogel en mettant en lumière sa carrière exceptionnelle, débutant à l’École navale de Brest, puis officier de marine pistant les sous-marins soviétiques et poursuivant jusqu’à l’Élysée comme chef de l’état-major particulier du Président de la République, sous la présidence de François Hollande puis d’Emmanuel Macron.
David Capitant a rappelé la récente publication par l’amiral de l'ouvrage « Un Marin à l'Elysée », qui retrace son parcours distingué, marqué par une profonde implication dans des crises internationales majeures, telles celle de la Côte d'Ivoire, les printemps arabes et les conflits en Libye et en Syrie.
Propos liminaire de l’amiral Bernard Rogel
Introduisant son propos, l'amiral a remémoré la transition d'un monde bipolaire vers une ère marquée par l'absence d'une menace directe après la dislocation de l'URSS, période durant laquelle l'Occident, sous l'égide des États-Unis, jouissait d'une hégémonie incontestée. Cette période de « mondialisation heureuse » a vu l'Europe s'assoupir sur ses lauriers, bercée par l'illusion d'une paix durable.
Avec le nouveau millénaire, arrive une ère de profondes ruptures stratégiques, marquée par la fin de l'hégémonie occidentale et l'émergence de nouveaux acteurs sur la scène mondiale. L’amiral présente certaines continuités comme le terrorisme islamiste persistant et les équilibres démographiques qui continueront à se creuser entre l’Occident et le reste du monde. Puis, six grandes tendances de ruptures ont constitué le fil de son intervention.
Première tendance : le retour des stratégies de puissance et la fin du monopole naval occidental
Cette première tendance est illustrée dès 2014 par l'annexion de la Crimée par la Russie et les ambitions territoriales de la Chine en mer de Chine méridionale. Ces mouvements, défiant l'ordre international basé sur le dialogue et les traités, marquent un tournant vers une ère où la force militaire et le fait accompli deviennent des outils diplomatiques prédominants. L’amiral cite plusieurs traités qui faisaient le fondement des règles internationales et qui ne sont plus respectés aujourd’hui par un certain nombre de grands États tel que « START II » (limitation du nombre de têtes nucléaires), « Ciel ouvert » (programme de vols de surveillance non armés sur la totalité du territoire des États parties) ou encore la convention de Montego Bay (convention des Nations Unies sur le droit de la mer). L’amiral rappelle par ailleurs la violation par la Russie du « mémorandum de Budapest » (définissant l’intégrité territoriale de l’Ukraine).
Il met également en avant le défi posé par l'émergence de nouvelles puissances navales, notamment en Asie. Il note que dans le top 8 des marines mondiales, seules la France et la Grande-Bretagne représentent encore l'Europe, tandis que les marines asiatiques, telles que celles de la Chine, du Japon, de l'Inde, de la Corée du Sud et de Taiwan (en neuvième position) y figurent toutes.
Cela témoigne d'un rééquilibrage stratégique et d'une fin du monopole naval traditionnellement détenu par les puissances occidentales. Ce changement dynamique nécessite une adaptation des stratégies de défense et de sécurité, mettant en lumière l'importance de la diplomatie appuyée sur une capacité militaire robuste, dans la gestion des affaires internationales.
Enfin, plus dangereux encore, Ce retour des stratégies de puissance s’accompagne d’une nouvelle lecture des stratégies nucléaires. La Russie par exemple, mêle à présent à la traditionnelle stratégie de dissuasion, un mélange d’intimidation nucléaire. La prolifération de cette stratégie conduirait une volonté accrue des membres non doté de s’équiper de l’arme nucléaire.
Deuxième tendance : la « conflictualisation » des espaces communs
L'amiral a détaillé comment la mer, l'espace et le cyberespace, autrefois considérés comme des zones de libre circulation et de coopération, se transforment en arènes de compétition stratégique. La sécurisation des voies maritimes, vitales pour le commerce mondial, et la protection des infrastructures critiques contre les cyberattaques exigent une vigilance accrue et une adaptation des stratégies de défense. Il souligne le processus de « territorialisation » où plusieurs pays s'engagent dans un rapport de force pour contrôler les ressources halieutiques et d'autres ressources précieuses. Cette tendance vers la militarisation et la compétition pour les ressources sous-tend une transformation profonde de la gouvernance mondiale des mers, nécessitant une vigilance accrue et des stratégies adaptées pour assurer la sécurité et la liberté de navigation.
Troisième tendance : l’entrée dans l’âge de l’impatience
Cette tendance reflète une accélération du rythme sociétal et politique, amplifiée par les technologies numériques et les cycles électoraux rapprochés. L’amiral pointe une exigence croissante de résultats immédiats, mettant en tension les temporalités stratégique et opérationnelle. Cette impatience menace de reléguer les enjeux de long terme au second plan, malgré leur importance cruciale pour l'avenir. Il met en avant la nécessité d'une vision stratégique à long terme, particulièrement dans la construction et le déploiement de forces navales.
Quatrième tendance : la fulgurance de l'évolution technologique
L'évolution technologique, autrefois avantage compétitif de l'Occident, est désormais une arène de compétition mondiale. L’amiral observe une démocratisation technologique qui nivelle les capacités opérationnelles entre les États et même, citant la récente attaque du Hamas, les organismes non-étatiques. Cette fulgurance technologique nécessite une adaptation constante des forces armées, notamment en termes de cybersécurité et de gestion de l'information. En cela, les forces armées françaises sont passées de 200 à 6 000 cyber-combattants en l’espace de dix ans.
La compétition pour la fulgurance technologique est d’autant plus impérieuse qu’elle définira quelle grande nation (ou grande société), imposera les normes et les standards au reste du monde. Certains États membres, notamment la France, ont encore la capacité technologique de rester dans la course, toutefois, c’est seulement à l’échelle européenne que nous pouvons avoir la masse critique face aux autres États-continents.
Cinquième tendance : le changement de nature des conflits
Les conflits deviennent hybrides, combinant cyberattaques (pouvant immobiliser des hôpitaux), propagande et désinformation (pouvant influencer des scrutins démocratiques), militarisation des flux migratoires (la Turquie organisant même des départs en cas de tension avec l’Union européenne) ou bien l’utilisation de civils pour occuper un territoire (les milliers de pêcheurs chinois occupant la mer de Chine).
L’amiral souligne la vulnérabilité particulière des câbles sous-marins qui alimentent 99 % des communications, y compris bancaires, et une grande partie du réseau électrique dans les pays importateurs.
Les démocraties sont assez vulnérables à ces nouvelles formes de guerre, où les frontières entre états de paix et de conflit se brouillent. L'hybridité des stratégies employées exige une réponse coordonnée à tous les niveaux de confrontation, soulignant l'importance de protéger les infrastructures critiques, notamment sous-marines, contre des attaques de plus en plus sophistiquées.
Sixième tendance : les conséquences du dérèglement climatique
Le dérèglement climatique est présenté non seulement comme un enjeu environnemental mais aussi comme un catalyseur de crises sécuritaires futures. L’amiral alerte sur les conséquences de la désertification, des pénuries d'eau douce, de la raréfaction des ressources halieutiques et de la montée des eaux, qui pourraient entraîner des migrations massives, des conflits pour l'accès à l'eau et l'émergence de nouvelles zones de tension dues à la disparition de territoires ou à l'accès aux nouvelles ressources maritimes. Ces enjeux demandent une intégration dans la planification stratégique et militaire, reconnaissant le lien intrinsèque entre sécurité et environnement. La lutte contre le dérèglement climatique devient ainsi une composante essentielle de la sécurité globale.
Échange avec la salle
Plusieurs questions des participants portant sur la place de la France dans ce paysage géostratégique, les capacités de l’Europe à s’unir en matière militaire ou encore l’impact d’une éventuelle élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis ont permis à l'amiral d’esquisser un monde en transition où l’Occident, et l’Europe en particulier, a perdu sa domination.
Les défis, bien que différents, ne sont pas nécessairement plus dangereux que ceux du passé mais exigent une adaptation complète de nos systèmes de ressources humaines pour nous adapter aux nouvelles technologies et des méthodes d’entretien profondément différentes des navires de combat. Il a souligné la nécessité pour l'Europe de se positionner en tant qu’État-continent pour rester dans la course avec les autres grandes puissances. Cette réflexion approfondie réclame une approche collective et coordonnée pour affronter les enjeux de sécurité, technologiques et environnementaux de demain.
Enfin, l’amiral a insisté sur l'importance de ne pas céder à la tentation d'une spirale de conflictualité. Il a plaidé pour le maintien du dialogue et la primauté du droit international comme piliers pour prévenir l'escalade des tensions. Dans un monde où les compétitions se transforment rapidement en contestations, et potentiellement en affrontements, l'approche traditionnelle du triptyque paix-crise-guerre est remplacée par un nouveau modèle de compétition-contestation-confrontation. Il a mis en garde contre la facilité avec laquelle des zones de tension peuvent émerger et se multiplier, soulignant l'urgence de développer des stratégies qui favorisent la stabilité et la paix.
Sacha Courtial, assistant personnel de Pascal Lamy
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